La Mort des Amants - Plan de cours (I)
Voici donc un petit compte rendu du
cours du 12/06 sur La Mort des Amants.
Les commentaires composés de vos
camarades sont à lire et à relire, car très instructifs. Vous veillerez lors de
l’introduction de ce poème, à rappeler particulièrement sa place dans le
recueil (dernière section :La Mort).
Si Les Fleurs du Mal a
pour but de présenter au lecteur le Spleen, et de lui faire entrapercevoir
l’Idéal du Poète, le livre est parsemé de tentatives pour s’extraire de la
fange du monde réel et pour accéder à l’ailleurs. La dernière section est
peut-être l’ultime ressort, l’espérance finale du poète en un
« gouffre », « Enfer ou Ciel, qu’importe » qui lui
apportera enfin une existence à sa dimension, l’azur tant convoité par L’Albatros.
J’ai proposé pour cette lecture, non un
plan de commentaire composé qui serait nécessairement complexe, mais un plan de
lecture, simple, maladroit, mais clair, je l’espère. Il s’articule en deux axes
évidents : Visions de l’amour et Visions de la mort. Nous tenterons la
synthèse des deux en conclusion.
Je vous mets en garde encore une fois
contre l’angoisse qui s’empare de certains d’entre vous à l’idée d’avoir à
présenter ce sonnet : il est compliqué, oui, mystérieux, sans doute, mais
il l’est pour tout le monde ! L’examinateur est face à lui dans le même
état de perplexité que vous, et peut-être même pire encore ! Nous ne
tentons pas, vous ne tenterez pas, d’en donner l’explication ultime, véridique
et totale, mais simplement de déployer le potentiel de signification qu’il
recèle, à travers une lecture éclairée.
I Visions de l’amour
Le thème est évident et annoncé
clairement dans le titre, mais son traitement est particulier
1) Duo d’amour
Il est difficile d’envisager l’étude d’un poème
d’amour sans étudier la dimension qu’y revêt le chiffre « 2 » !
· Le système
pronominal :
- le poème s’ouvre
sur la personne du couple : « Nous »
- celle-ci se
développe sous différentes formes jusqu’à sa dernière apparition au vers 10.
- Entre ces deux
apparitions du couple-sujet, on remarque la double occurrence du déterminant
possessif « nos », lequel insiste sur la communauté de possession, en
parallèle, voire peut-être réciproque (Qui possède le cœur de qui ?)
- Au vers 4, le
« pour nous », complément d’objet indirect, insiste cette fois sur
une communauté de destination, le couple est cette fois-ci le bénéficiaire unique
de l’action.
Cette simple étude du système des pronoms personnels
met déjà en évidence l’importance primordiale d’un « Nous », initiant
par deux fois le vers et l’action. Origine du désir et de l’acte, il en est
aussi le destinataire, définissant ainsi dès le départ un univers amoureux clôt
sur lui-même !
· Le sonnet :
une structure binaire ?
- 2 quatrains
destinés au couple et 2 tercets ou celui-ci s’efface.
- 1 distique
(v.9/10) dans lequel d’ailleurs fusionne le couple.
- Une forme
traditionnellement vouée à l’amour (Pétrarque)
- Une disposition
particulière des rimes : elles sont identiques en §1 et §2, ce qui est
normal, mais croisées ; est-ce là une volonté particulière du poète pour
mettre en valeur, par le jeu de l’alternance serrée des rimes masculines et
féminines, l’union étroites des amants ?
· Le décasyllabe,
plus léger, moins sentencieux que l’alexandrin. Il se prête également au chant.
· Une métrique
symétrique ! Chaque vers comprend une pause en son exact milieu, se
divisant ainsi en deux hémistiches rigoureusement égaux, ouvrant alors la voie
à tous les parallèles et les symétries possibles. Il faut rappeler que la
césure normale d’un décasyllabe est 6/4 ou 4/6, et non comme ici 5/5 !
· Jeux
rythmiques : De nombreux vers possèdent un rythme double, tantôt
parallèle, tantôt symétrique :
- parallèles
2-3/2-3 : vers 13 ; ou 3-2/3-2 : vers 1, 3, 8, 10, 11, 12, 14.
- anti-symétriques
2-3/3-2 : vers 4, 5, 9 ; 3-2/2-3 : vers 7
· la strophe
2 : il ne peut échapper à personne qu’elle est composée sous le signe de
son ordre : le 2. « deux » (x3), « doubles »,
« jumeaux ». Il n’est pas temps de tenter ici d’en déployer le sens,
cela sera fait plus loin.
2) Plaisirs d’amours
Là non plus, rien de surprenant : chanter le
plaisir et / ou la douleur d’amour est une vieille tradition de la poésie
amoureuse…
· Beauté :
l’amour chez Baudelaire est indissociable de l’esthétique, il s’accomplit sous
le signe des « fleurs » et du « beau[x] », ce dernier
monosyllabe apparaissant trois fois à la rime.
Cette beauté est essentiellement visuelle chez cet
amateur de peinture, et donc indissociable des « lumières », de leurs
« cieux » lumineux, des « flambeaux » de
« l’éclair » qui foudroie et aveugle ou des « miroirs » (v.8
et 14)) qui multiplient points de vues et reflets. Même le « soir »
se fait harmonie de couleurs.
· Luxe : on
notera l’abondance des pluriels qui inondent le poème du vers 1 au vers 8, puis
disparaissent pour ressurgir dans le décasyllabe final. Ceux-ci ne sont
manifestement pas appelés par le sens premier des mots : « des
lits », « des divans » ne sont pas nécessaires aux amants. Cette
accumulation de pluriels donnent inévitablement naissance à une sensation
d’opulence, chère au cœur de Baudelaire (se souvenir du §2 de l’Invitation au voyage : « des
miroirs profonds », « des meubles luisants », « les riches
plafonds »). Pour être heureux, l’amour baudelairien se doit de s’épanouir
dans la richesse et l’abondance.
· Sensualité :
l’amour est aussi fête des sens et nous venons de voir que la vue est le
premier de ceux-ci à être flatté. Mais l’odorat est essentiel chez Baudelaire
et omniprésent dans son recueil. Ici, les « odeurs » sont légères et
les « fleurs…écloses » diffusent leurs parfums. Le toucher est à peine
évoqué, curieusement, mais la « chaleur » est perceptible, seule
trace d’une peau absente. De même, la scène semble bien silencieuse, mais un
étrange « sanglot » vient quand même démontrer qu’elle n’est pas
muette…
· Volupté : la
situation de Baudelaire à l’égard de l’amour charnel est souvent paradoxale (Le serpent qui danse, l‘Invitation au
voyage, etc.). Mais celui-ci n’est pas absent de La Mort des Amants. On y trouve « des
lits » pour s’aimer la nuit, et des « divans » pour s’enlacer le
jour, ces derniers semblent « profonds » et douillets à souhait. Les
amants semblent dépenser sans retenue, « à l’envi », leur chaleur
interne, à tel point que cette combustion prend la forme d’un incendie
(« vastes flambeaux »). Par ailleurs, la troisième strophe peut se
lire comme l’apothéose d’un désir réciproque, lequel se résoudrait par une
décharge électrique violente et simultanée, « l’éclair unique », qu’accompagne
« un long sanglot », émanation par définition profonde et inarticulée
du corps. Enfin, dans la dernière strophe, l’Ange entrouvre la porte :
cette retenue, et cette discrétion sont-elles la marque de son respect pour le
sommeil intimes des amants ?
3) Un étrange absent : le corps
Malgré tout ce qui précède, il est impossible de ne
pas remarquer que le corps est totalement absent de ce poème : ici nulles
lèvres ne s’embrassent, nulles mains ne se serrent, nulles bouches, nulles
peaux, nuls bras, yeux, cheveux. Bref, nul corps. Alors que celui-ci est
traditionnellement au cœur du chant d’amour. Nul corps ? « Deux
cœurs », cependant, mais cet organe interne est-il encore fait de matière
lorsqu’il s’embrase au vers 6 ; n’est-ce pas seulement une classique
abstraction amoureuse ?
Il faut donc tempérer nos velléités d’interprétations charnelles, tant les deux amants
semblent dés-in-carnés, sans « carne », sans chair. Nous touchons là au paradoxe récurrent qui innerve la poésie
amoureuse baudelairienne : le conflit entre la chair et l’esprit, l’enfer
et l’idéal, la mégère et la muse, l’ange et le vampire, les sens et l’essence …
4) 1+1=1 ?
L’équation amoureuse n’a pas encore trouvé son Grothendieck. Selon les principes de
résolution, on trouvera 1+1=3 – comme votre camarade qui voit dans l’arrivée
finale de l’Ange, un « heureux événement » - ou 1+1=2 chez les
tenants de l’individu et de la complémentarité des amants. Chez ces derniers,
ce sont les contraires qui s’attirent, chez Baudelaire, à l’évidence, ce sont
les similaires : l’Autre est souvent le Même !
· De l’Autre au
Même : Identité
Le titre
comme la première strophe du poème évoque un couple (les « amants »,
« nous »), mais très vite il devient difficile, et même impossible de
différencier les deux partenaires.
- « amants »
est un curieux mots : asexué, il désignent « ceux qui s’aiment »
sans distinction aucune de leur particularité, notamment de leur identité
sexuelle, au contraire du couple singulier amant/maîtresse. On retrouvera cette
« asexualité » à la fin, incarnée el la personne de l’ange.
- « nous »
s’inscrit dans une communauté indistincte : ce sont ceux qui
« auront », et ceux qui recevront (« pour nous »), la
aussi, le couple reste indivisible, les individualités n’apparaissent pas.
- Les « deux
cœurs », comme les « deux esprits » sont encore…deux, c’est à
dire séparés. Mais rien ne permet de les différencier : ils sont soit
« deux vastes flambeaux », soit des « miroirs jumeaux »,
même dans la métaphore, ils sont identiques, et même partagent une origine
commune comme le suggère le terme « jumeaux ».
- Le comparant
« miroirs » vient renforcer la parfaite gémellité des amants, puisque
celui-ci à la particularité de renvoyer l’exacte image, le parfait reflet de
l’objet qui lui est présenté. La présence dans ce mot de la matière
« vitre », « glace », associé au comparé
« esprit » peut également évoquer les fenêtres, ou miroirs de l’âme
que sont les yeux. Le regard parfait des amants est ainsi échange du reflet de
l’autre dans les yeux de l’un. Cette exactitude de l’image renvoyé n’est pas
sans rappeler non plus, comme un de vos camarade l’a dit, le mythe de Narcisse,
amoureux de sa propre image, et son inévitable destin : la noyade dans le
reflet de l’étang.
- Enfin, la
structure même des vers 6/7/8 participe à la confusion des individus :
Nos
deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
Qui
réfléchiront leurs doubles lumières
Dans
nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Le vers 6 a
une structure et un fonctionnement parfaitement identique au vers 8. Deux
métaphores s’y développe : comparé dans le premier hémistiche, comparant
dans le second. Les comparés sont deux synecdoques (la partie pour le tout) des
amants, les comparants sont deux objets possiblement présents dans la chambre
évoquée dans le premier quatrain, et déjà en passe d’être désertée.
Chaque hémistiche comporte un duo d’objets identiques
se rapportant aux amants. Les rimes finales de ce quatrain sont croisées, comme
nous l’avons déjà signalé, mais il comporte en outre à l’hémistiche des rimes
brisées (intérieures) embrassées en [on] et [i], qui viennent renforcer la
cohésion et l’intrication des vers, symbolique de celle des amants.
Enfin le vers 7 joue le rôle de lentille, de foyer, de
point de symétrie. Dans ce système grammatical qui est aussi optique, il permet
l’échange réciproque et simultané des « lumières », redédoublées, et
achève la confusion des identités, tout en réaffirmant la dualité du
système !
· Du Même à
l’Unique : Fusion
De la
confusion à la fusion, il n’y a qu’un pas. Celle-ci se réalise dans le distique
suivant. Son existence est conforme à la tradition du sonnet, sa structure
particulière (rimes plates, identiques et suivies) va favoriser la fusion des
deux entités en une seule.
Il convient
de noter l’originalité des rimes employées [ik] : cette sonorité, formée
d’une voyelle brève et aiguë et d’une consonne occlusive tout aussi brève et
sèche, laisse le vers en suspend, en arrêt à son sommet, et imite assez bien la
vivacité, la brièveté, mais aussi l’apogée du phénomène décrit.
Ces deux
vers sont aussi le lieu du retour à un temps précis (« un soir ») et
singulier, alors que les scènes précédentes se déroulaient dans un futur
indéfini.
Pour la
dernière fois, le deux apparaît sous la forme de deux couleurs entremêlées
(« fait de rose et de bleu ») et du dernier pronom
« nous », qui est aussi le sujet de la première, et dernière action
des amants.
Cet
« échange » est justement assez particulier : le verbe implique
en principe la présence d’un COD double, deux personnes ne pouvant échanger que
deux objets. Ici, l’éclair est « unique » : est-il né des
deux ? destiné aux deux ? En tous cas, il est central et les amants
semblent s’éteindre avec lui : l’éclair est fusion du plasma et des
amants.
Ce premier
tercet est ainsi sous le signe du « 1 » enfin réalisé et parachève ce
que le vers 7 avait annoncé : les « doubles lumières » font
place à « l’éclair unique » et le « réfléchiront »
impersonnel au « échangerons » qui évoque le partage final.
La fusion des amants dans un amour parfait n’est pas
une invention baudelairienne, ni même romantique, mais jamais sans doute en
poésie elle n’avait été réalisée avec une telle perfection.
Les visions de l’amour qui se reflètent ici sont donc
à la fois issues dans ancien héritage – le duo, le plaisir – mais aussi
totalement empreintes de l’univers et de la symbolique baudelairienne. La dématérialisation
des corps permet enfin la fusion parfaite et absolue des mystérieux
« amants » dont il est impossible de déterminer les caractères.
Mais la fusion totale ne peut aussi qu’être une mort
absolue : si le 2 peut être origine, le 1 est une fin. Sans issue ?
A suivre : II
Visions de la mort